Le Caravage "Narcisse" 1597
L'histoire de Narcisse, telle que racontée par Ovide, met en lumière les dangers de l'égocentrisme. En s'adonnant à la représentation de lui-même, Narcisse sombre dans une contemplation si intense de son propre reflet qu'il en oublie toute altérité. Tout comme Narcisse contemplant son image à la surface d'une source, l'artiste a longtemps eu besoin d'un miroir pour s'explorer.
On peut envisager deux pôles pour l'autoportrait : d'une part, une quête éperdue de sa propre identité ; d'autre part, la prétention de représenter, à travers soi, l'humanité dans ses variations infinies. Ces deux extrêmes, loin d'être opposés, cohabitent souvent dans le même acte artistique.
L'Autoportrait à Travers les Âges
Jan Van Eyck "Portrait d'un homme au turban rouge"
Depuis l'Antiquité, l’autoportrait a été un moyen pour les artistes de s’exprimer et de laisser une trace dans l'histoire. Un exemple précoce est un bas-relief de 1365 avant notre ère, qui représente Bak, sculpteur du pharaon Akhenaton. À travers les siècles, des artistes comme Jan van Eyck ont intégré l’autoportrait dans des récits plus larges. Son tableau "Portrait d'un homme au turban rouge" (1433) ne montre pas seulement son image, mais aussi ses pensées et émotions. Cette œuvre témoigne de son habileté technique ainsi que de la profondeur de son regard sur lui-même. Mais son regard sur celui qui le regarde est aussi très interpellant.
La tradition occidentale de l’autoportrait s’est épanoui à partir de la Renaissance, époque où l’individu commence à se percevoir comme tel. Des artistes comme Botticelli, Michel-ange, Albrecht Dürer et Rembrandt ont intégré leur propre image dans leurs œuvres, cherchant à établir une connexion avec le monde qui les entourait.
À cette époque, le poids de la morale, notamment avec la réforme luthérienne, a changé de paradigmes. L’autoportrait s’est alors transformé en reflet des aspirations sociales et des relations avec le pouvoir. Ces autoportraits dépassent ainsi la volonté de mettre en lumière l’ apparence physique et révèlent l'évolution personnelle et artistique d’hommes dans un contexte socioculturel particulier.
Vincent Van Gogh et Frida Kahlo : Une profonde introspection
Vincent Van Gogh "Autoportrait avec palette"
Vincent Van Gogh, en particulier, a donné une dimension nouvelle à l’autoportrait. Il considérait que par ce biais, le peintre pouvait explorer son âme plus profondément qu'un simple photographe.
À travers les couleurs choisies, Van Gogh a su transmettre ses angoisses et ses conflits intérieurs. Ses 43 autoportraits, que l’on peut considérer comme une quête d’identité, résonnent particulièrement à travers sa correspondance intime avec son frère Théo.
En se scrutant dans le miroir, il ne cherchait pas seulement à témoigner de lui-même, mais aussi à se comprendre.
Frida Kahlo "Autoportrait au collier d'épines et colibri "
Frida Kahlo, quant à elle, a fait de ses douleurs physiques et émotionnelles une expression

artistique profondément personnelle. Dans son tableau "Autorretrato con Collar de Espinas", créé à un moment de grande souffrance, elle utilise des symboles comme le collier d'épines pour évoquer son combat contre la maladie et sa quête d'identité. Elle disait : « Je me peins moi-même parce que je suis le sujet que je connais le mieux ». Les autoportraits de Frida Kahlo sont aussi un témoignage d’une femme de son époque, de ses idéaux, de sa place de peintre et de son identité mexicaine. A travers ses oeuvres racontant son intime elle s'est inscrite dans l'histoire des autoportraits dans l'art.
L’Autoportrait dans la Photographie

Avec l'invention de la photographie au XIXe siècle, un nouveau monde s'est ouvert pour l’autoportrait. Des pionniers comme Robert Cornelius ont commencé à photographier leur propre image de manière immédiate. À cette époque également, des artistes comme Julia Margaret Cameron ont apporté une dimension poétique à l'autoportrait, utilisant des techniques floues et des éclairages dramatiques pour créer des œuvres qui interrogent la mortalité et l'identité.
Aujourd'hui, les smartphones permettent la profusion des images et surtout de sa propre image que l’on peut filtrer et lisser à souhait. Cependant, il est crucial de différencier l’autoportrait du selfie. Le selfie est souvent un acte rapide, visant le partage immédiat, tandis que l’autoportrait est une démarche réfléchie et personnelle.
Un autoportrait nécessite du temps et de l’intention ; il vise à exprimer quelque chose de plus profond sur soi, sans se soucier de l'approbation des autres.
Le Temps et l’Introspection
À la fin du XIXe siècle, des artistes comme Roman Opalka ont cherché à représenter le passage du temps avec une rigueur mathématique. Ses autoportraits, réalisés tout au long de son processus artistique, témoignent d’un dialogue entre le temps qui passe et l’identité, chaque image illustrant un moment précis de sa vie.
Au début du XXe siècle, les avancées techniques en photographie, couplées à l'émergence de théories psychanalytiques, ont conduit à une explosion des recherches sur l'identité et l’intimité. Des artistes comme Man Ray et Florence Henri, influencés par le surréalisme, ont intégré une dimension onirique à leurs œuvres, jouant avec les limites de la perception et de l'identité.
Bien que plusieurs artistes se soient approprié la représentation de leur image, d'autres, comme Henri Cartier-Bresson et Richard Avedon, ont également réalisé des autoportraits, souvent de manière implicite ou symbolique. Cartier-Bresson, par exemple, a innové en choisissant de représenter ses jambes allongées sur un muret, un choix qui soulève des questions sur l'identité sans montrer son visage. Ce glissement de l'attention du visage vers d'autres parties du corps est significatif.
Une Évolution Continue
À travers les décennies, la pratique de l’autoportrait a évolué pour devenir un véritable art en soi dans la photographie contemporaine, explorant des thématiques profondes liées aux émotions, à la mémoire et à l'identité. Ainsi, l’autoportrait photographique s’affirme comme un outil puissant d’exploration personnelle, non seulement pour montrer une identité individuelle, mais aussi pour aborder des questions fondamentales sur l’humanité, la vulnérabilité et le passage du temps.
Un Impact Féministe
Cindy Sherman "Untitled film stills #4" - 1977
Dans les années 1970 et 1980, le féminisme a joué un rôle crucial dans la redéfinition de l’autoportrait. Des artistes comme Cindy Sherman ont utilisé la photographie pour examiner des thèmes de l’identité de genre, jouant avec les stéréotypes et les rôles culturels. Son projet "Untitled Film Stills" constitue un exemple marquant où elle se met en scène dans une multitude de rôles féminins, questionnant ainsi la représentation féminine dans la culture populaire.
Le Pouvoir de l'Autoportrait : Mapplethorpe et les ombres de la réalité
Robert Mapplethorpe, un artiste emblématique, a également redéfini l’autoportrait. Diagnostiqué séropositif en 1986, il a mis en scène sa maladie et l'imminence de la mort dans son célèbre autoportrait de 1988. Avec une canne dans une main décharnée, son visage émacié et ses cheveux soigneusement coiffés, il dévoile une image à la fois puissante et poignante, défiant les attentes tout en offrant une esthétique maîtrisée. Mapplethorpe ne se contente pas de rendre visible la maladie ; il la transforme en une forme d’art qui interroge les normes de la beauté et de la sexualité.
Ses œuvres, issues d'une époque où l'insouciance de l'époque hippie et une liberté sexuelle incroyable cohabitaient, se confrontent à la dure réalité de la crise du sida. Cette tragédie a changé nos perspectives sur la sexualité, les interdits, et la notion de liberté. Dans ce contexte, les autoportraits de Mapplethorpe deviennent des rappels marquants de cette transformation sociale, illustrant à la fois la douleur personnelle et la lutte collective d’une communauté face à une tragédie sans précédent.
Ce dialogue visuel trouve un écho poignant dans les œuvres d'Hervé Guibert. Écrivain et réalisateur, utilisant à la fois l'écriture et l'autoportrait pour documenter avec intensité sa relation avec la maladie. Les autoportraits de Guibert et Mapplethorpe se croisent alors dans une expérience cathartique commune, chacun se confrontant à l’angoisse existentielle d’une condition stigmatisée.
Mon Parcours : De Modèle à Photographe
Tout au long de ma propre expérience, j'ai compris que l’autoportrait va bien au-delà d'une simple pratique artistique. C'est un moyen d’explorer ses propres émotions les plus profondes. La connexion entre le photographe et le sujet est essentielle pour créer des images authentiques. En matière d’autoportrait, cette connexion prend une dimension encore plus significative. Explorer mes propres émotions à travers l’objectif m’a permis de transformer ma douleur.Mon intention était de traduire mes souffrances

Autoportrait "Les phases du deuil, la dépression"
causées par des pertes successives et violentes dans ma famille. Chaque image que j'ai créée dépasse la simple représentation. C'est une façon d'appréhender mes émotions et de créer une catharsis visuelle, un moyen de faire face à ma réalité tout en affirmant ma résilience.
L'autoportrait devient ainsi un miroir de soi, mais aussi un moyen d'engager un dialogue avec les autres sur les défis de l'existence. L'autoportrait est une invitation à découvrir non seulement son moi profond, mais aussi à réfléchir à l’expérience humaine dans son ensemble.
L'autoportrait, qu'il soit d'ordre pictural ou photographique, constitue un puissant reflet de l'individu, une traversée des époques, des contextes et des luttes. À travers des siècles d’histoire, depuis le bas-relief de Bak jusqu’aux travaux contemporains de Mapplethorpe, il nous témoigne des complexités de l'identité et des émotions humaines. Dans ce panorama, le rôle du photographe devient crucial, dans la mesure où il permet de faire ressortir la richesse de l'expérience humaine, tout en rappelant que l’autoportrait peut être un acte de résistance, de partage et de beauté face aux défis de la vie.
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